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Enfin, on me conduisit à l'étage le plus élevé; on m'indiqua une chambre; on plaça à la porte une sentinelle
allemande qui eut bien soin de faire un tour de clef au moment où elle fermait la porte sur moi. On avait eu
l'extrême obligeance de me laisser savoir que je devrais prendre mes repas dans la chambre même que
j'habitais; que je devrais payer les frais de la chambre et de la nourriture: Sa Majesté allemande refusait de
nourrir son prisonnier d'honneur.
Le lendemain, vendredi, 4 juin (1915), ma femme arrivait au Grand-Hôtel d'Anvers où je me trouvais détenu.
Elle était plus morte que vive, comme on le conçoit bien. Elle avait pu obtenir de la Kommandantur la
permission d'occuper la même chambre que moi.
Enfin, comme il faut subir avec philosophie ce qui est inévitable; comme c'était la guerre; comme des millions
et des millions d'êtres humains étaient beaucoup plus malheureux que nous pouvions l'être dans notre
captivité, nous acceptâmes avec une résignation parfaite les petits inconvénients auxquels nous étions
condamnés.
Le samedi, les enfants étaient arrivés à l'hôtel. Des fenêtres de la chambre que nous occupions, nous avions pu
les voir traverser la cour intérieure et se diriger vers un bureau situé de l'autre côté de cette cour. Au moment
où ils sortaient du bureau où, évidemment, ils s'étaient rendus pour obtenir la permission de nous voir, nous
entrons en conversation avec eux du haut de notre quatrième étage.
Une première parole était à peine tombée de nos lèvres qu'une tempête éclata: deux de ces militaires étaient
sortis et nous lançaient, à bouche et gorge que veux-tu, toutes sortes d'invectives à nous, là-haut, parce que
nous avions adressé la parole à nos enfanta, et aux enfants parce qu'ils avaient eu l'audace de nous répondre.
Terrible provocation, en effet, que celle d'enfants échangeant quelques paroles avec leurs parents!
Les enfants furent éconduits on ne peut plus cavalièrement, et nous fûmes privés de les voir ce jour-là. Le
lendemain, une permission spéciale leur fut donnée de venir passer quelques minutes avec nous. C'était, je
crois, le dimanche avant-midi.
Ce jour-là, vers midi, le major Von Wilm nous rendit visite dans cette chambre d'hôtel convertie en cellule de
prison. Un nuage semblait obscurcir sa figure: il était mal à l'aise, ses traits, son attitude même décelaient
l'anxiété et le malaise. Il nous apportait une terrible nouvelle: Je suis désolé, disait-il, je suis désolé, mais
M. Béland doit partir aujourd'hui même pour l'Allemagne.
On imagine quelle consternation ce fut pour ma femme et pour moi. J'ose protester. Je rappelle à la mémoire
du major toutes les assurances qu'il m'a données; je répète qu'il était entendu qu'en ma qualité de médecin je
ne pouvais être privé de ma liberté; je lui demande comment il se fait que les autorités compétentes, à Berlin,
n'aient pas été mises au courant des services médicaux que je rendais à l'hôpital, ainsi que chez la population
civile depuis le début de la guerre; enfin, je fais tout un plaidoyer. Consterné, très embarrassé, le major
balbutie quelques explications: les instructions lui étaient venues d'une autorité supérieure à la sienne; il avait
tenté de donner des explications à mon sujet, mais l'on n'avait voulu rien entendre. Des ordres formels lui
enjoignaient d'interner tous les sujets britanniques, et de les envoyer en Allemagne sans délai.
On avait disposé de mon cas en haut lieu: toute récrimination était peine perdue. Le major avait pris, pour
l'occasion, une attitude un peu hautaine que je ne lui avais jamais connue auparavant. A deux heures
Chapitre XIII. UN MAJOR DÉSOLÉ 26
Mille et un jours en prison a Berlin
aujourd'hui, ajoute-t-il, vous devrez partir. Un sous-officier vous accompagnera jusqu'à Berlin et de là à
Ruhleben, camp d'internement des civils de nationalité anglaise.
Après son départ, un voile de tristesse envahit cette lugubre chambre d'hôtel. Nous ne savions que dire. Nous
avions encore deux heures à demeurer ensemble, ma femme et moi. Ma femme avait insisté pour
m'accompagner en Allemagne. Refus catégorique. Le major avait même eu la délicatesse (?) de la prévenir
que sa présence à côté de moi, dans le court trajet entre l'hôtel et la gare, n'était pas désirable.
A deux heures donc, le 6 juin (1915), le sous-officier se présente dans cette chambre d'hôtel, à laquelle nous
étions un peu habitués, depuis trois jours que nous l'habitions, et où nous avions rêvé de nous faire un petit
home. Les enfants n'étant qu'à quelques milles de nous, pourraient venir nous voir une ou deux fois par
semaine... Tout était prêt pour le départ: moment solennel, profondément triste!... Je me séparais à ce moment
de ma femme, ignorant et c'était peut-être heureux qu'il en fût ainsi que je la voyais pour la dernière fois.
A trois heures, le train entrait en gare de Bruxelles. Nous devions attendre à cette gare un train direct allant de
Lille à Libau, Russie. Il entra portant en inscription au-dessus des fenêtres des wagons les mots:
Lille Libau... Les limites du nouvel empire allemand!
A quatre heures, nous étions en route vers Berlin. Le convoi filait à bonne allure à travers les belles
campagnes de la Belgique. Nous traversâmes Louvain dévastée et incendiée. Nous traversâmes également un
grand nombre de villes et de villages qui portaient l'empreinte du bombardement et autres horreurs de la
guerre.
Dans la soirée, nous traversâmes Liège, Aix-la-Chapelle, et vers 9 heures, nous étions en gare de Cologne,
l'estomac vide et l'âme imprégnée d'une profonde tristesse.
Chapitre XIV. EN ALLEMAGNE
Après la triste nouvelle qui nous a été communiquée, à midi au Grand Hôtel d'Anvers, le jour de mon départ,
il nous avait été impossible de déjeuner, ce qu'ici nous appelons plutôt dîner. Dans la soirée, la voix de la
faim se fit entendre, et comme le train qui nous emportait avait un wagon-restaurant, je suggérai à mon
sous-officier d'y aller prendre quelque chose.
Mon compagnon et gardien ne savait pas un mot d'anglais ni un mot de français, et comme à cette époque je
n'avais pas encore eu l'occasion d'avoir appris l'allemand, la conversation a nécessairement langui tout le long
du voyage.
Par toutes sortes de signes et de gestes, qui devaient être souverainement comiques pour les voyageurs qui
nous coudoyaient, je vins à bout de faire comprendre à mon homme qu'il fallait nous mettre quelque chose
sous la dent. Au wagon-restaurant, où nous étions parvenus à nous glisser, nous ne pûmes obtenir que très
peu de renseignements et d'encouragements et rien à manger. Le préposé au buffet nous expliqua, si j'ai bien
compris que ce wagon-restaurant était pour l'usage exclusif des officiers ou des personnes accompagnées par
des officiers, or, comme mon gardien n'était que sous-officier, nous fûmes poliment éconduits.
A Cologne, toute tentative de nous approcher du buffet, de la gare échoua déplorablement. Il y avait grande
foule. Mon sous-officier était naturellement un peu craintif. J'aurais pu, je pouvais lui échapper dans cette
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