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Les mains d Arlette glissèrent soudainement des larges
épaules de Peyrol. « En service commandé, répéta-t-elle. Quel
service ? » Sa voix s étrangla et les mots : « Ah oui ! son ser-
vice ! » parvinrent à peine jusqu à Peyrol qui, aussitôt que les
mains eurent lâché ses épaules, sentit sa force lui revenir et la
terre molle redevenir ferme sous ses pieds. Juste en face de lui,
Arlette, silencieuse, les bras pendants devant elle, les doigts en-
trelacés, semblait abasourdie que le lieutenant Réal ne fût pas
délivré de tout lien terrestre comme un ange descendu du ciel et
n ayant de comptes à rendre qu à ce Dieu qu elle avait imploré.
Il lui fallait donc le partager avec un service qui pouvait l en-
voyer ici ou là. Elle se sentait une force, un pouvoir, plus grands
que tout service.
« Peyrol », s écria-t-elle doucement, « ne me brisez pas le
cSur, mon cSur tout neuf qui vient de commencer à battre.
Sentez comme il bat. Qui pourrait supporter cela ? » Elle s em-
para de la grosse main velue du flibustier et la pressa fortement
contre sa poitrine. « Dites-moi quand il va revenir.
Écoutez, patronne, il vaut mieux que vous montiez chez
vous », commença Peyrol avec un grand effort et en retirant
brusquement sa main captive. Il recula un peu en chancelant
tandis qu Arlette lui criait :
« Non ! Vous n allez plus m envoyer promener comme vous
le faisiez autrefois. » Dans toutes ses transformations, de la
supplication à la colère, il n y avait pas la moindre fausse note,
si bien que ce débordement d émotion avait le pouvoir déchi-
rant d un art inspiré. Elle se tourna avec violence vers Catherine
qui n avait ni bougé ni proféré un son. « Tout ce que vous pou-
vez faire tous les deux n y changera rien désormais. » Et aussitôt
elle se retourna vers Peyrol : « Vous me faites peur avec vos
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cheveux blancs. Allons !& Faut-il me mettre à genoux devant
vous& Là ! »
Peyrol la prit sous les coudes, la souleva de terre et la remit
sur ses pieds comme si c eût été un enfant. Aussitôt qu il l eut
lâchée, elle se mit à frapper du pied.
« Êtes-vous donc stupide ? s écria-t-elle. Vous ne compre-
nez donc pas qu il s est passé quelque chose aujourd hui ? »
Pendant toute cette scène, Peyrol avait conservé son sang-
froid le plus honorablement du monde, un peu comme un ma-
rin surpris par un grain blanc sous les Tropiques. Mais à ces
mots une douzaine de pensées se précipitèrent à la fois dans son
esprit à la poursuite de cette étonnante déclaration. Il était arri-
vé quelque chose. Où ? Comment ? À qui ? Quoi ? Cela ne pou-
vait s être passé entre elle et le lieutenant. Il n avait, lui sem-
blait-il, pas perdu le lieutenant de vue depuis la première heure
où ils s étaient rencontrés le matin jusqu au moment où il l avait
envoyé à Toulon en le poussant littéralement par les épaules : si
ce n est pendant qu il dînait dans la pièce voisine, la porte ou-
verte, et pendant les quelques minutes qu il avait passées à par-
ler avec Michel dans la cour. Ce n avait été là que quelques mi-
nutes et, aussitôt après, la vue du lieutenant assis sur le banc,
l air lugubre comme un corbeau solitaire, ne donnait guère l im-
pression d une exaltation, d une agitation, ni de toute autre
émotion ayant trait à une femme. Devant ces difficultés, l esprit
de Peyrol se trouva soudain vide.
« Voyons, patronne », dit-il, incapable de rien trouver d au-
tre à dire, « qu est-ce que c est que toute cette agitation ? Je l at-
tends de retour ici vers minuit. »
Il fut extrêmement soulagé de voir qu elle le croyait. C était
la vérité. Il ne savait à vrai dire ce qu il aurait pu inventer à l im-
proviste pour se débarrasser d elle et la décider à aller se cou-
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cher. Elle le gratifia d un froncement de sourcils farouche ; et
d un ton terriblement menaçant, s écria : « Si vous m avez men-
ti& Oh ! »
Il eut un sourire indulgent. « Calmez-vous. Il sera ici peu
après minuit. Vous pouvez aller dormir tranquille. »
Elle lui tourna dédaigneusement le dos et dit sèchement :
« Allons, ma tante ! » et elle se dirigea vers la porte menant au
couloir. Arrivée là elle se retourna un moment, la main sur la
poignée.
« Vous avez changé. Je ne peux plus me fier ni à l un ni à
l autre de vous. Vous n êtes plus les mêmes. »
Elle sortit. Alors seulement Catherine détacha son regard
du mur pour croiser le regard de Peyrol. « Vous l avez enten-
due ? Nous, changés ! C est elle& »
Peyrol hocha la tête à deux reprises et il y eut un long si-
lence pendant lequel les flammes de la lampe elles-mêmes de-
meurèrent immobiles.
« Suivez-la, mademoiselle Catherine », dit-il enfin avec une
nuance de sympathie dans la voix. Elle ne bougea pas. « Allons,
du courage », insista-t-il avec une sorte de déférence. « Essayez
de la faire dormir. »
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XII
D une allure lente et raide, Catherine sortit de la cuisine et,
dans le corridor, trouva Arlette qui l attendait, une bougie allu-
mée à la main. Son cSur se remplit d une désolation soudaine à
la vue de ce jeune et beau visage autour duquel la tache de lu-
mière mettait un halo et qui, se détachant sur l obscurité, sem-
blait avoir pour fond la muraille d un cachot. Sa nièce la précéda
aussitôt dans l escalier, en murmurant avec fureur entre ses jo-
lies dents : « Il s imagine que je vais pouvoir dormir. Vieil imbé-
cile ! »
Peyrol ne quitta pas des yeux le dos droit de Catherine jus-
qu à ce que la porte se fût refermée sur elle. Alors seulement il
s accorda le soulagement de laisser l air s échapper entre ses
lèvres pincées et son regard errer librement tout autour de la
pièce. Il saisit la lampe par l anneau qui en surmontait la tige et
passa dans la salle, en refermant derrière lui la porte de la cui-
sine plongée dans l obscurité. Il posa la lampe sur la table même
où le lieutenant Réal avait pris son repas de midi. Elle était en-
core recouverte d une petite nappe blanche et la chaise était res-
tée placée de biais telle qu il l avait repoussée en se levant. Une
autre des nombreuses chaises de la salle était visiblement placée
de façon à faire face à la table. Peyrol, à cette vue, se dit amère-
ment : « Elle sera restée là à le contempler comme s il était tout
couvert de dorures, avec trois têtes et sept bras attachés au
corps », comparaison empruntée à certaines idoles qu il avait
vues dans un temple indien90. Sans être iconoclaste, Peyrol
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Dans les temples indiens, les figures ayant plus de deux bras
(par exemple quatre, ou six, ou dix) ne sont pas rares ; les trois têtes sont
fréquentes ; cependant un brahma de Kuruwatti (près de Madras) a qua-
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éprouva positivement un malaise à ce souvenir et il s empressa
de sortir. Le grand nuage s était divisé et ses immenses débris
s en allaient d une marche imposante vers l ouest, comme chas-
sés devant la lune qui se levait. Scevola, qui s était étendu de
tout son long sur le banc, se redressa soudain et se tint très
droit.
« On a fait un petit somme en plein air ? » lui dit Peyrol
tout en regardant vaguement l espace lumineux derrière l ar-
rière-garde des nuages qui s éloignaient en se bousculant là-
haut.
« Je ne dormais pas, répondit le sans-culotte. Je n ai pas
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